Guernesey, l’envoûtante

On aura quitté dans la nuit la rivière du Jaudy, laissé les Côtes-d’Armor s’évaporer dans la brume matinale. Au décours d’une journée en mer, elle apparaît au loin, simple trait sur l’horizon, si petite au milieu de nulle part. Avec le fol espoir et la joie des toutes premières fois : toucher une terre étrangère par ses propres moyens, à la force de ses bras, de ses voiles. De son moteur aussi, pour contrer un courant traversier qui affole les compteurs et qui vous fait aller en crabe pour marcher tout droit.
Saint-Pierre-Port est niché à l’est, bien protégé des vents dominants. Venant du sud, on y accède par un chenal bordé de deux joyaux, Sercq et Herm. Trois îles pour le prix d’une. Le cœur battant, on laissera la préséance à l’énorme ferry, muraille blanche et bleue qui réalise l’exploit d’entrer au chausse-pied dans le port de la capitale. Ce poumon d’acier bat au rythme des rotations avec le continent et les sœurs anglo-normandes.
On n’accoste pas Guernesey en toute impunité. Chargée de son passée, fière de ses traditions, l’île laisse tout sauf indifférent. Avant même de l’avoir visitée, on est touché par la force qui en émane. Comme une injonction de régler son propre tempo sur le rythme de la belle.
Passé le risque de se faire renverser à gauche par une conduite à droite, on se hâte vers le premier pub pour commander un fish and chips noyé dans la bière locale. Il y a, bien sûr, cette question : ça fait quoi de vivre dans une juridiction d’à peine 60 kilomètres carrés ? Un voisin de ponton répondra sans hésitation: il faut savoir prendre le large de temps à autre, pour mieux y revenir.
Les bruits de la rue portent sur l’eau des sonorités en rupture avec tous les ports bretons. On est pris par les sirènes d’ambulance et de police, le vrombissement des moteurs de navires et de voitures. Par le manège des bateaux qui entrent et sortent au gré de la marée, trois heures avant et après la pleine mer.
Il se dégage des façades colorées une énergie positive et tranquille. Plutôt que de visiter tout, tout de suite et à tout prix, on pourra se contenter de prendre le pouls de l’ancien duché de Normandie. Point de frénésie touristique, plutôt l’envie de passer une première journée à bord, de ressentir l’impalpable, l’invisible, presque.
Il s’agira de filtrer l’état de sidération qui vous saisit à l’arrivée, peut-être dû à la fatigue de la navigation. De s’acclimater à une intensité nouvelle et inégalée. Une sorte de jet lag vibratoire. S’offrir le luxe de ne rien faire pour se mettre au diapason de celle qu’avait tant aimée Victor Hugo.
Pourvu qu’on en ait pris le temps, Guernesey se révèle intimiste, envoûtante.
Saint-Pierre-Port, septembre 2023.