Saudade II
Une fille et son bateau à la rencontre du monde
Qui sommes nous ?
Une fille et un bateau, Saudade II. On évitera le terme « femme », parce que certains hommes disent qu’elle porte malheur à bord. C’est fâcheux quand la capitaine navigue en solo…
Notre rêve, c’est d’aller à la voile aux Marquises en 2027. A cause de Brel et Gauguin bien sûr. Mais surtout parce que l’archipel est “Te henua ‘Enata – La Terre des Hommes”. Qu’en y accostant on pourra peut-être toucher d’un doigt tremblant une cosmogonie qui relie la nature, les animaux, les hommes et les dieux.
On commencera modeste avec le tour de la Bretagne en 2023, pour aller ensuite tremper ses safrans en Méditerranée en 2024. Au menu de 2025, l’Irlande et pourquoi pas l’Ecosse. Sans oublier, en bon oiseau migrateur, de revenir passer chaque hiver à Carteret dans le Cotentin. On imagine une traversée l’Atlantique en 2026 pour changer d’Océan via le canal de Panama.
Ce journal de bord vous plonge dans le voyage de Saudade II.
Bienvenue à bord!
Pourquoi le voyage ?
L’appel du large
C’est quelque chose de très puissant, qui vous prend un jour, à un instant de bonheur en mer, de plénitude absolue. Quand l’étrave fend tranquillement l’eau, que les clapotis environnent la coque, que le bercement régulier des vagues, avec les quelques soubresauts d’un voilier docile qui marche bien, vous disent que ça ne devrait jamais s’arrêter.
Il y a au fond des tripes du marin l’envie de ne pas rentrer au port, en tous cas pas tout de suite. Un moment très particulier où l’on voudrait laisser la terre aux terriens. Il ne s’agit pas de s’enfuir, juste de continuer une sorte d’extase, cet état si particulier d’harmonie bercée comme un enfant, où les éléments chuchotent avec le vent la plus belle des comptines. Une sorte de régression. Revenir dans l’œuf: celui d’un oiseau ou d’un poisson. Pour quitter le monde des humains et redevenir la créature aquatique que nous avons été à la nuit des temps.
Mais cela, qui pourrait le comprendre?
En mer d’Iroise, septembre 2023.
Rester
Le givre recouvre les pontons d’une fine pellicule, l’air est glacé. Le calme ne sera que de courte durée: dès demain les vents souffleront à nouveau généreusement.
Comment imaginer un seul instant dans cet univers gelé niché au creux de l’hiver normand qu’on en repartira un jour ? L’idée même du voyage m’est devenue intimidante. Car pour l’heure il s’agit bien, non pas de naviguer dans le vent mais de rester encore quelques temps au port.
On se laisse alors traverser par des courants émotionnels contraires, des bouffées de son passé qui viennent éclater comme des bulles à la surface de la conscience. C’est très difficile de se confronter à soi-même, quand on s’est débarrassé de presque tout, même de ce qui pourrait nous apparaître comme essentiel.
Il me semble être embarquée dans une capsule spatio-temporelle solidement arrimée au quai. Avec le sentiment très étrange de s’être retranchée du bruit et de la fureur du monde. Comme ces oies bernaches qui gloussent en fendant l’air cristallin au lever du soleil. Même la puissance du jusant s’effectue dans un mouvement infiniment lent. Le port est soudain plein à ras bords d’une eau qu’on n’a pas vue venir. Elle disparaîtra tout aussi furtivement laissant un paysage complètement différent et minéral, découvrant des pans entiers de rochers.
Mon projet de navigation est ambitieux. Il s’agira de perdre son duvet de poussin, s’endurcir la couenne, bouffer du mile marin. Partir loin, toucher terre sur une île aux confins de la Grèce, puis revenir, dans la même année. D’ici cela semble presque démesuré, inatteignable au regard de la tranquillité de mon bateau immobile posé sur un miroir sans ride. Dans l’immobilité, le doute vous assaillit. Vas-t-on y arriver ? Mais pourquoi se fixer de tels objectifs ? L’envie est-elle encore là ? L’envie de quoi ? C’est comme si la flamme intérieure commençait, avec le froid et l’immobilité, à vaciller. Je n’aurais cru que çà puisse m’arriver.
Rester serait-il plus difficile que partir ?
Port de Carteret, janvier 2024.
Partir
Le grand voyage est obsédant. A quelques mois du départ, on refait le parcours dans sa tête, encore et encore. On se réveille la nuit en pensant à la fenêtre météo qui devra s’ouvrir pour traverser le Golfe de Gascogne. On se lève avec tout un tas de questions. En approche de Lisbonne, les courants du Tage porteront-ils en direction des docks ou vers le large? Pour la bouffe, combien de haricots en bocaux ? Faire un stop en Galice ou tirer un trait direct vers le Sud de l’Algarve sans escale ?
Le grand voyageur se lave les dents en pensant à l’équipement de sécurité qui manque à bord. Pousse son chariot en refaisant le bilan de la consommation électrique du voilier en 24 heures. Sourie à l’hôtesse de caisse en calculant si les panneaux solaires couvriront bien les besoins de l’électronique embarquée, si vorace en énergie.
Plutôt passer au Nord ou au Sud de la Sicile ? Si les ports sont bondés en Grèce, comment on fera le plein de carburant ? Et dans le vent grec Meltem, le bateau réagira-t-il sainement avec juste un petit bout de trinquette à l’avant ?
Et surtout, pourra-t-on rentrer à temps pour passer sagement l’hiver prochain dans le Cotentin ? Avoir le cœur qui bondit en passant le seuil du chenal de Carteret à l’idée de retrouver tous les copains ?
Des mois, des semaines avant d’avoir largué les amarres, on navigue déjà en haute mer.
Port de Carteret, février 2024.
Le véritable voyage, ce n’est pas de parcourir le désert ou de franchir de grandes distances sous-marines, c’est de parvenir en un point exceptionnel où la saveur de l’instant baigne tous les contours de la vie intérieure
Antoine de Saint Exupéry
La capitaine
Photo: oeuvre originale de Jeffgraffik à Saint-Nazaire
Je sais
Je sais. Que l’on peut avoir froid. Que l’on peut avoir faim.
Je sais que la vie est une chose finie. Qu’il n’y aura rien après, sauf peut-être l’amour dispersé dans le vent, ce qu’on aura donné de soi, qui on était, ce que nous avions. Des graines d’espoirs plantées dans le cœur des gens.
Port de Guernesey (bailliage de Guernesey, dépendance de la Couronne britannique), septembre 2023.
La fille qui murmurait à l’oreille de son bateau
— Bonjour chéri !
Je pose avec douceur ma paume sur son flanc blanc.
Lisse et doux, ce sera notre premier contact physique. Qu’il est beau ! On dit que tous les propriétaires pensent que leur bateau est le plus beau. Alors, oui. Sur ce terre-plein d’usine, posé au milieu de dizaines d’autres parfaitement identiques, mon voilier est effectivement de loin le plus beau. Tout frais sorti de sa chaine de production. Il attend sagement sur ses bers d’entrer dans le dernier atelier pour les finitions. Enturbanné de plastique, il sera sitôt transporté sur un camion géant tel un gros rouleau de printemps. Destination La Rochelle, son port de baptême.
Pour les autres, c’est un simple numéro de série, le 2322. Pour moi, cela fait longtemps qu’il a un nom. Comme un enfant à naître, bien avant que je n’ai choisi son modèle, sa forme, sa taille. L’achat d’un voilier commence par un rêve. Le désir de parcourir la terre sous sa forme liquide. L’envie de communier avec la nature, de transformer le vent en force motrice. Le plaisir d’ouvrir la mer en deux parties égales devant son étrave, la nostalgie de laisser derrière soi un sillon éphémère. La promesse de rencontres avec les gens, les oiseaux et les animaux marins. L’espoir du gros temps, bien à l’abri dans un port. La crainte de l’inconnu aussi, de tous les possibles, blessures et avaries comprises.
Je me rapproche un peu plus du géant taillé pour la mer, à toucher mon front sur son gros ventre élancé. On ne se connaît pas encore, on va s’apprivoiser. Et voilà que je ne suis plus seule, il y a « nous », mon bateau et moi. Un couple, une alliance.
— Merci d’être là, je lui glisse.
Je ressens une immense gratitude, un profond respect pour tous ceux qui ont fabriqué mon voilier, étape par étape, du moulage de la coque à l’aménagement intérieur. En visitant l’usine ce matin, j’ai essayé autant que possible de remercier individuellement chacun de celles et ceux qui ont participé à la construction de mon bateau. J’ai promis que je penserai à elle, à lui quand je serai en mer. Je sais que je tiendrai parole.
La coque est immaculée, éblouissante au soleil de printemps. Je lui chuchote mes premiers mots d’amour:
— Ensemble, on va admirer la beauté du monde, tu me porteras sur les mers et les océans.
Et pour clore dans un souffle:
— Dans cinq ans, je t’emmène aux Marquises.
En quelques mots, je suis devenue la fille qui murmure à l’oreille de son bateau.
Usine de Cholet (Vendée), avril 2023.
Le bateau
Présentation de Saudade II
Je suis né à Cholet sur les terres du Maine et Loire, au chantier Jeanneau. Un beau bébé de 8 tonnes à vide, 9 quand tous mes réservoirs sont pleins. 12 mètres en longueur, 4 mètres de largeur maximum. On m’habille de 80 m2 de toile hissées sur un mât de 15 mètres.
Fier de porter le nom du port de La Rochelle sur mon tableau arrière, flanqué de deux petites hirondelles. C’est là que j’ai goûté l’eau salée pour la première fois en mai 2023. Mon premier hiver, je l’ai passé en Normandie, dans le Cotentin. Avec ma capitaine, on s’y est fait plein de super copains qui sont membres, comme nous, du Yacht Club de Barneville-Carteret.
Ma propriétaire a choisi de m’équiper d’une quille longue de 2,25 mètres, ce qui me permet de vraiment bien marcher à la voile. Grâce à mon moteur d’une puissance de 40CV, je ne suis peut-être pas le roi de la manœuvre de port, mais je peux toujours avancer s’il n’y a plus de vent. J’ai même été élu meilleur bateau de l’année en 2018 !
Deux cabines lit double à l’avant et à l’arrière, une grande soute à voile complètent l’agencement intérieur.
Pour la navigation, je dispose de la panoplie électronique des bateaux modernes. J’avoue, la fille qui navigue avec moi a surtout été séduite par ma table à carte. Parce qu’elle préfère de loin la gomme et le crayon pour tracer sa route à l’ancienne, compas et règle Cras !
J’ai été baptisé Saudade : un mot et concept très répandus dans le monde lusophone pour désigner une forme de nostalgie heureuse. Saudade, c’est la mémoire des bons moments qui vous tiennent chaud au cœur de l’hiver : le ciel bleu intense de Lisbonne, le Brésil des plages lumineuses qu’on a quitté pour émigrer vers un avenir meilleur, les êtres chers que l’on aime encore même si on ne les voit plus trop souvent.
En trois mots: bienvenue à bord!
Les espaces minuscules
L’espace sur un voilier est cloisonné, soigneusement réparti entre des zones de vie et d’autres plus techniques. Meubles, tiroirs, rangements : tout est solidement fixé pour ne pas valser en navigation. Un concentré d’astuces pour tout faire tenir sur quelques centimètres.
Le marin sait l’appétit du pot d’huile mal arrimé à se muer en projectile pour aller s’écraser sur la cloison d’en face. En règle générale ce phénomène est associé à la glissade du premier membre d’équipage malade qui s’empresse de se mettre à l’abri dans un intérieur reconverti en patinoire.
Pourtant invisibles, les circuits d’eau, d’électricité et de gaz font partie intégrante de la construction. La mécanique et l’électronique en sus. Une maison en miniature.
A l’arrière de Saudade II la cabine s’offre comme un cocon pour les invités. Plus cosy, on fait pas. Il faut juste pas se cogner la tête sur le plafond qui est vraiment très, très bas puisqu’on dort sous le cockpit. La forme épouse celle du banc extérieur, en négatif. On y est bien, même si l’espace est réduit. Des mini placards entourent une couchette double. Les hublots fermés par de petits stores translucides diffusent une lumière douce, l’éclairage de nuit est bienfaisant. Les bruits du dehors arrivent atténués par la compartiment moteur isolé phoniquement. Il y fait plus chaud aussi, puisque la cloison jouxte le ballon du chauffe-eau.
Seule, peut-être, la pluie y tombe plus dru, comme si le pont était livré à l’assaut de milliers d’aiguilles. Etonnement, le son qu’elle produit est un cran plus aigu et métallique qu’ailleurs.
C’est un vrai bonheur de veiller en continu à la bonne marche et l’entretien de tous ces espaces minuscules, chacun dédié à une fonction toute simple. Faire vivre le bateau et l’humain.
Port de Carteret, février 2024.